République Démocratique du Congo
Il y a un exemple que j'utilise quand je parle du chagrin. Comment j'ai
commencé à le comprendre, dans la médecine. Vivre les décès, faire le deuil en
Afrique. Vivre les décès des enfants. Et comment les gens continuent.
Il y a dix ans. C'était un dimanche, tard dans la matinée. J'étais assez
réveillée, dehors sur ma véranda, peut-être lisant, peut-être allant à
l'hôpital voire les amis. J'ai vu Doc en train de courir. Yvonne courrait.
Cécile courrait. Julie courrait. Alors je suis allée. Et dans la salle de
consulte, il y avait une femme désespérée, débraillée, avec un enfant
léthargique sur ses genoux, Cécile en train de connecter une voie intraveineuse
entre son bras et le bras de son enfant, il n'y avait pas le temps pour une
vraie transfusion. Le sang coulait. J'étais là pendant des minutes ou des
heures, ou quelques secondes, un peu à l'écart, les regardant travailler, pas
comprenant à quel niveau c'était vaillant de leur part dans la face de, plus
probablement, la futilité.
Et l'enfant est décédée. Elle a donné l'âme, aux termes de l'expression.
Pendant qu'on la regardait, pendant que mes collègues, mes chers amis,
faisaient de leur mieux. J'oublie à quel point ou qui s'en est aperçu en
premier. Dans mes souvenirs, il n'y a pas de compressions thoraciques, ou rien
d'autre fait pour la réanimation. Mais je ne crois pas qu'on avait même de
l'oxygène, et je sais qu'on avait rien d'autre qu'il aurait fallu.
Je me souviens de la mère qui s'est jetée sur l'herbe dehors de la salle,
hurlant, où parfois on aurait une centaine des personnes attendant les vaccins.
Je me souviens de ses gémissements, comme une banshie. Ça continuait. Je ne me
souviens pas d'où était sa fille, décédée à l'âge de trois ans. C'était la première fois que j'ai vu la mort,
active, devant mes yeux, le passage, et je ne sais pas quand ça s'est passé. Et
pendant les actes urgentes pour la réanimation, je voulais tant être parmi ceux
qui agissait. (Voilà pourquoi j'ai quitté le Cameroun, pour devenir médecin).
Je me souviens de rentrer chez moi (500 pieds), de m'étendre sur mon lit,
de fixer sur le plafond de ma chambre à travers la canopée de la
moustiquaire. Je me souviens de me promener au centre ville, cet après-midi et de trouver
des bananes, que je n'avais pas vu depuis plusieurs semaines, je me souviens de
parler avec une amie après cette grande découverte (il n'y avait pas de
courant, mais le téléphone fixe pour tout Mvangan fonctionnait ce jour-ci !
Evènement d'un jour sur cent), et quand elle m'a demandé comment j'avais passé
la journée, je lui ai dit, "C'était fantastique J'ai trouvé des bananes !"
Et j'étais sincère. Je n'avais oubliée la petite fille, morte à l'âge de trois
ans. Je l'avais pleuré. Je la vois, je pense à elle, dix ans plus tard.
Morte à cause d'une anémie aigue. Du paludisme. Morte à cause de manque de
sang. C'est une histoire très courante pour le paludisme chez les enfants. Ici.
Je me souviens de penser à la maman et ses gémissements. Je l'entends
toujours, je la vois toujours. Je me souviens de penser au concept de laisser
entrer toute la peine, la douleur, pour que tu puisses la lâcher et te lever
encore, le lendemain, et de continuer à avancer parce que ce n'est pas possible
d'arrêter d'avancer.
J'ai déjà raconté cette histoire plusieurs fois. J'ai écrit plusieurs
poèmes au sujet de cette petite fille. Je ne me souviens pas de son nom, ou de
si je l'ai jamais su, mais je la mets au niveau de ma première patiente décédéeen cours de la fac de médecine, K, etdu premier nouveau-né duquel j’étais chargée, 5 mois plus tard, aussi K. Et tant d'autres après.
Cet enfant est décédé à Mvangan, au Cameroun, pendant l'été de 2007.
Hier, dans un premier temps pour une interniste, un bébé de 4 mois est décédé
sous mes mains. L'anémie aigue (pour les médecins, parmi vous, son taux d’hémoglobine
était de 2.1 g/dl). Du paludisme. Morte à cause de manque de sang. J'étais à
l'hôpital pour faire le suivi de quelques patients, mais l'infirmière du VIH/TB
m'a vu et m'a amené faire la ronde. Dans l'unité des soins intensifs, on est
allées voir un homme de 37 ans, avec le VIH, probablement la tuberculose, et un
sarcome de Kaposi fleurissant aux jambes. Ca faisait longtemps que je n'avais
pas vu aussi étendu.
Je me suis retournée et j'ai vu un autre médecin en train de faire les
compressions thoraciques sur un bébé, lui donnant de l'oxygène par masque en
même temps avec l'autre main. Je ne sais pas pourquoi je me suis retournée,
parce qu'il n'y avait aucun bruit, pas encore. C'est peu de temps après que la
mère s'est mise à pleurer, à hurler. C'est peu de temps après que quelqu'un l'a
amené dehors. Je suis allée aider avec un des infirmiers, et le protocole ACLS
pour les bébés me revenait vaguement en tête. (Je suis la seule avec une
montre...je devrais marquer le temps) (Combien d'adrénaline est-ce qu'on a
donné et quand a été le dernier) ( Est-ce qu'on connait son taux de glycémie)
(Deux doigts au pouls fémoral, vérifier le carotide) (Est-ce que l'entrée de
l'oxygène est bilatérale) (Les compressions sont aussi vite et profonde que
nécessaire) (Est-ce qu'on a son niveau d'oxygène) (Le pouls est-il revenu)
(Oui, brièvement, trois fois) (Peux-tu entendre les battements du cœur) (Non)
(Peux-tu entendre les battements du cœur) (Non) (Comment sont ses pupilles)
(Fixées et dilatées) (Y va-t-il un pouls) (Non) (Ca fait combien de temps)
(Vingt minutes). Pas ma réanimation. Pas à moi, la décision. Avec son taux de
hémoglobine et sans le sang -- et même si on en avait maintenant, ça serait
trop tard. (Je ne sais pas si mes souvenirs me servent bien quand je vois la
transfusion mère-enfant décrite en haut). Il y a, en vérité, rien de plus qu'on
aurait pu faire. Je le sais maintenant. Et je le sais pour l'enfant de Mvangan.
Cette fois-ci, j'étais médecin, mes mains y étaient, et l'enfant est morte.
République Démocratique du Congo. Aussi dans la forêt équatoriale. Octobre
2017.
Faire les compressions thoraciques pour un bébé n'est pas l'événement
d'athlétisme que cela peut-être avec les adultes, l'épuisement après 2 minutes,
à genou sur le lit, toute ta force dirigée dans les paumes des mains, revenant
d'une réanimation de 45 minutes en sueur, épuisée, probablement à la limite de
la hypoglycémie.
Je n'ai jamais compté les adultes qui sont morts sous mes mains. J'ai
compté mes patients qui sont morts en cour de mon travail avec eux. Mais la
plupart auxquels j'ai fait des compressions, pour lesquels j'ai brisé leurs
côtes, pour lesquels j'ai annoncé le temps officiel du décès et la cessation
des efforts de la réanimation, pour lesquels j'ai aidé à (rarement) faire
redémarrer le cœur, m'étaient anonymes. Peut-être que je connaissais le nom si
j'avais à signer le certificat du décès ou écrire la note du dirigeant des
efforts ou chercher les testes sanguines ou prescrire les médicaments en
urgence. Je n'ai aucune idée de combien. Beaucoup.
Je sais combien d'enfants. Un.
Le commencement.
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