22 October 2017

Insuffisance de sang et d'eau

République Démocratique du Congo

Il y a un exemple que j'utilise quand je parle du chagrin. Comment j'ai commencé à le comprendre, dans la médecine. Vivre les décès, faire le deuil en Afrique. Vivre les décès des enfants. Et comment les gens continuent.
           
Il y a dix ans. C'était un dimanche, tard dans la matinée. J'étais assez réveillée, dehors sur ma véranda, peut-être lisant, peut-être allant à l'hôpital voire les amis. J'ai vu Doc en train de courir. Yvonne courrait. Cécile courrait. Julie courrait. Alors je suis allée. Et dans la salle de consulte, il y avait une femme désespérée, débraillée, avec un enfant léthargique sur ses genoux, Cécile en train de connecter une voie intraveineuse entre son bras et le bras de son enfant, il n'y avait pas le temps pour une vraie transfusion. Le sang coulait. J'étais là pendant des minutes ou des heures, ou quelques secondes, un peu à l'écart, les regardant travailler, pas comprenant à quel niveau c'était vaillant de leur part dans la face de, plus probablement, la futilité. 
Et l'enfant est décédée. Elle a donné l'âme, aux termes de l'expression. Pendant qu'on la regardait, pendant que mes collègues, mes chers amis, faisaient de leur mieux. J'oublie à quel point ou qui s'en est aperçu en premier. Dans mes souvenirs, il n'y a pas de compressions thoraciques, ou rien d'autre fait pour la réanimation. Mais je ne crois pas qu'on avait même de l'oxygène, et je sais qu'on avait rien d'autre qu'il aurait fallu.

Je me souviens de la mère qui s'est jetée sur l'herbe dehors de la salle, hurlant, où parfois on aurait une centaine des personnes attendant les vaccins. Je me souviens de ses gémissements, comme une banshie. Ça continuait. Je ne me souviens pas d'où était sa fille, décédée à l'âge de trois ans.  C'était la première fois que j'ai vu la mort, active, devant mes yeux, le passage, et je ne sais pas quand ça s'est passé. Et pendant les actes urgentes pour la réanimation, je voulais tant être parmi ceux qui agissait. (Voilà pourquoi j'ai quitté le Cameroun, pour devenir médecin).

Je me souviens de rentrer chez moi (500 pieds), de m'étendre sur mon lit, de fixer sur le plafond de ma chambre à travers la canopée de la moustiquaire. Je me souviens de me promener au centre ville, cet après-midi et de trouver des bananes, que je n'avais pas vu depuis plusieurs semaines, je me souviens de parler avec une amie après cette grande découverte (il n'y avait pas de courant, mais le téléphone fixe pour tout Mvangan fonctionnait ce jour-ci ! Evènement d'un jour sur cent), et quand elle m'a demandé comment j'avais passé la journée, je lui ai dit, "C'était fantastique J'ai trouvé des bananes !" Et j'étais sincère. Je n'avais oubliée la petite fille, morte à l'âge de trois ans. Je l'avais pleuré. Je la vois, je pense à elle, dix ans plus tard.

Morte à cause d'une anémie aigue. Du paludisme. Morte à cause de manque de sang. C'est une histoire très courante pour le paludisme chez les enfants. Ici.


Je me souviens de penser à la maman et ses gémissements. Je l'entends toujours, je la vois toujours. Je me souviens de penser au concept de laisser entrer toute la peine, la douleur, pour que tu puisses la lâcher et te lever encore, le lendemain, et de continuer à avancer parce que ce n'est pas possible d'arrêter d'avancer.

J'ai déjà raconté cette histoire plusieurs fois. J'ai écrit plusieurs poèmes au sujet de cette petite fille. Je ne me souviens pas de son nom, ou de si je l'ai jamais su, mais je la mets au niveau de ma première patiente décédéeen cours de la fac de médecine, K, etdu premier nouveau-né duquel j’étais chargée, 5 mois plus tard, aussi K. Et tant d'autres après.

Cet enfant est décédé à Mvangan, au Cameroun, pendant l'été de 2007.

Hier, dans un premier temps pour une interniste, un bébé de 4 mois est décédé sous mes mains. L'anémie aigue (pour les médecins, parmi vous, son taux d’hémoglobine était de 2.1 g/dl). Du paludisme. Morte à cause de manque de sang. J'étais à l'hôpital pour faire le suivi de quelques patients, mais l'infirmière du VIH/TB m'a vu et m'a amené faire la ronde. Dans l'unité des soins intensifs, on est allées voir un homme de 37 ans, avec le VIH, probablement la tuberculose, et un sarcome de Kaposi fleurissant aux jambes. Ca faisait longtemps que je n'avais pas vu aussi étendu.

Je me suis retournée et j'ai vu un autre médecin en train de faire les compressions thoraciques sur un bébé, lui donnant de l'oxygène par masque en même temps avec l'autre main. Je ne sais pas pourquoi je me suis retournée, parce qu'il n'y avait aucun bruit, pas encore. C'est peu de temps après que la mère s'est mise à pleurer, à hurler. C'est peu de temps après que quelqu'un l'a amené dehors. Je suis allée aider avec un des infirmiers, et le protocole ACLS pour les bébés me revenait vaguement en tête. (Je suis la seule avec une montre...je devrais marquer le temps) (Combien d'adrénaline est-ce qu'on a donné et quand a été le dernier) ( Est-ce qu'on connait son taux de glycémie) (Deux doigts au pouls fémoral, vérifier le carotide) (Est-ce que l'entrée de l'oxygène est bilatérale) (Les compressions sont aussi vite et profonde que nécessaire) (Est-ce qu'on a son niveau d'oxygène) (Le pouls est-il revenu) (Oui, brièvement, trois fois) (Peux-tu entendre les battements du cœur) (Non) (Peux-tu entendre les battements du cœur) (Non) (Comment sont ses pupilles) (Fixées et dilatées) (Y va-t-il un pouls) (Non) (Ca fait combien de temps) (Vingt minutes). Pas ma réanimation. Pas à moi, la décision. Avec son taux de hémoglobine et sans le sang -- et même si on en avait maintenant, ça serait trop tard. (Je ne sais pas si mes souvenirs me servent bien quand je vois la transfusion mère-enfant décrite en haut). Il y a, en vérité, rien de plus qu'on aurait pu faire. Je le sais maintenant. Et je le sais pour l'enfant de Mvangan. Cette fois-ci, j'étais médecin, mes mains y étaient, et l'enfant est morte. République Démocratique du Congo. Aussi dans la forêt équatoriale. Octobre 2017.

Faire les compressions thoraciques pour un bébé n'est pas l'événement d'athlétisme que cela peut-être avec les adultes, l'épuisement après 2 minutes, à genou sur le lit, toute ta force dirigée dans les paumes des mains, revenant d'une réanimation de 45 minutes en sueur, épuisée, probablement à la limite de la hypoglycémie.

Je n'ai jamais compté les adultes qui sont morts sous mes mains. J'ai compté mes patients qui sont morts en cour de mon travail avec eux. Mais la plupart auxquels j'ai fait des compressions, pour lesquels j'ai brisé leurs côtes, pour lesquels j'ai annoncé le temps officiel du décès et la cessation des efforts de la réanimation, pour lesquels j'ai aidé à (rarement) faire redémarrer le cœur, m'étaient anonymes. Peut-être que je connaissais le nom si j'avais à signer le certificat du décès ou écrire la note du dirigeant des efforts ou chercher les testes sanguines ou prescrire les médicaments en urgence. Je n'ai aucune idée de combien. Beaucoup.

Je sais combien d'enfants. Un.

Le commencement.






No comments:

Post a Comment